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un peu de tout, un peu de moi
30 avril 2012

Vers une définition du jeu et du jeu vidéo

 Tous les jeux, y compris ceux qui paraissent les plus simples, recèlent d'antiques sagesses.

(Bernard Werber, Extrait de La Révolution des Fourmis)

 

Tout le monde a déjà joué. C'est une activité intuitive: le petit enfant commence très tôt à jouer, il ne faut pas apprendre aux enfants à jouer. Il semble que ce type d'activité soit innée (et on pourrait même dire que cette activité n'est pas propre à l'homme puisque certains animaux, essentiellement des mammifères, jouent). Mais qu'est-ce que jouer, qu'est-ce que le jeu, cette activité qui semble tellement évidente. Généralement, vous saurez dire quand vous jouez et quand vous ne jouez pas... Pourtant définir le jeu n'est pas évident.

 

Avant d’aller plus avant, il est donc important de poser une première définition de ce qu’est un jeu sans pour autant, l'adopter de manière définitive.

 

Le Petit Robert (édition 1990) définit le jeu comme suit: "Activité physique ou mentale purement gratuite, qui n'a, dans la conscience de celui qui s'y livre, d'autre but que le plaisir qu'elle procure" et encore "cette activité organisée par un système de règles définissant un succès et un échec, un gain et une perte". Retenons déjà quelques mots importants de cette première définition : activité, gratuit, conscience, but, plaisir, règles, succès/échec, gain/perte.

 

Johan Huizinga, dans un ouvrage sur le jeu, le définit comme une "action ou activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse et pourvue d’une fin en soi accompagnée d’un sentiment de tension et de joie et d’une conscience d’être autrementque dans la vie courante."[1] Dans cette deuxième définition, nous retrouvons déjà des idées proches de la première : activité/action, volontaire, limites (de temps et de lieu), conscience, tension/joie.

 

Roger Caillois dans Les jeux et les hommes[2], repart de cette définition de Huizinga pour essayer d'en faire un classement universel. Il voit dans le jeu une activité:

  • Libre: le joueur ne peut y être contraint sous peine de voir disparaître la nature divertissante, attirante et joyeuse du jeu;

  • Séparée: limitée dans le temps et l'espace;

  • Incertaine: dont le déroulement ou le résultat ne pourraient être déterminés, une nécessité d'invention est laissée au joueur;

  • Improductive: ne créant ni biens, ni richesses, ni élément nouveau et aboutissant à une situation identique à celle du début de la partie;

  • Réglée: soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires en instaurant une législation nouvelle qui, seule, compte; Cet aspect peut être compensé par la règle du "comme si" dans les jeux de fiction; le jeu est réglé ou fictif;

  • Fictive: accompagnée de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante.

 

Dans "Rules of Play", Katie Salen et Eric Zimmerman définissent le jeu comme "un système au sein duquel les joueurs font face à un conflit artificiel défini par des règles, et qui aboutit à un résultat quantifiable"[3].

 

De ces quelques premières définitions, nous pouvons déjà retenir certaines caractéristiques du jeu :

  • Le jeu est une activité…

  • … libre, consciente et volontaire[4]

  • … avec des limites, des règles (notamment de lieu et de temps)…

  • … avec un but (gain ou perte) mais interne (sans impact sur la vie « normale »)…

  • … produisant plaisir et/ou tension.

 

Ceci vaut pour le jeu en général, nous allons nous intéresser plus précisément aux jeux vidéo.

 

Par rapport à l'ensemble des jeux vidéo, c'est-à-dire les jeux vendus comme tels dans les magasins et les jeux disponibles sur l'Internet, ainsi que le monde qui les entoure, plusieurs questions sont soulevées par ces définitions.

 

La notion de "gratuité" que l'on pourrait retrouver sous le terme d'"activité volontaire" et de "librement consentie" chez Huizinga et que l'on retrouve encore sous le terme "libre" chez Caillois (et auxquelles nous rapprocherions aussi la notion de "séparation" de Caillois, l'activité "hors de la vie courante"), ne permet pas de prendre en compte des notions comme celle de joueur professionnel et celle de joueur compulsif pour lesquels le travail n'est pas séparé du temps de jeu, de loisir ou pour lesquels le jeu envahit tout l'espace de vie (comme une drogue). Comme le précise Maude Bonenfant, "la définition du jeu ne doit donc pas se baser sur sa distinction avec le travail, mais pas non plus sur la notion de plaisir, [..] on ne devrait pas décrire ce qu’est le jeu (critères qui dépendent du contexte), mais plutôt ce qu’est faire l’expérience du jeu (l’expérience étant considérée simultanément comme construction du sens et comme pratique). Le jeu est une attitude face à une expérience."[5]

 

La notion d'"improductive" reprise par Caillois, pose aussi question quand nous voyons ce que peuvent gagner un certain nombre de joueurs (notamment de poker online, très "à la mode")[6].

 

La notion de "conflit artificiel" de Salen et Zimmerman ne semble pas applicable à tous les jeux sauf si derrière le mot "conflit", on peut entendre "tension" comme Huizinga. De même, la notion de "résultat quantifiable" semble trop précise : dans certains jeux, il n'y a pas de score, juste un objectif atteint ou pas.

 

Nous retiendrons donc de ces essais de définition quelques notions communes, qui, moyennant adaptation ou interprétation pourraient s'adapter aux différents jeux considérés dans le cadre de ce travail:

  • la notion d'objectif (succès ou échec dans le Robert),

  • la notion de règle présente dans toutes les définitions,

  • la notion de fiction que reprend telle quelle Robert Caillois mais qui est également présente dans la définition de Huizinga ("autrement que dans la vie courante")

  • et la notion de plaisir ou de tension (en effet, certains joueurs, certaines joueuses, ne jouent pas par plaisir[7]).

 

Ces notions nous semblent importantes car elles peuvent trouver leur application dans tous les jeux auxquels nous feront référence mais aussi, et surtout parce que c'est souvent par rapport à ce que l'on met derrière ces notions que le débat de genre (masculin-féminin) sur les jeux vidéo va se poser. Nous pensons ici particulièrement à la question du plaisir ou de la tension qui nous mènera à la question de la motivation des joueurs qui est au centre du débat sur le genre dans les jeux vidéo pour plusieurs auteurs.

 

Le jeu vidéo

 

Nous n'allons pas nous appesantir plus longuement sur les définitions de jeu et de jeu vidéo sauf à préciser ce qu'est ce dernier, ce qui le distingue d'autres jeux: "un environnement informatique ou électronique qui reproduit sur un écran un jeu dont les règles ont été programmées"[8]. Ce qui est important de souligner dans cette définition c'est que le support importe peu: ordinateur, internet, console de jeu, téléphone portable,… Seuls deux éléments sont nécessaires: un écran[9] et un programme.

 

Nicolas Esposito dans "A Short and Simple Definition of What a Videogame Is"[10] va un peu plus loin et propose comme définition: "Un jeu vidéo est un jeu (game) que l'on peut jouer (play) grâce à un appareil audiovisuel et qui peut être basé sur une histoire." Nous reviendrons plus bas sur la distinction entre game (le jeu dans ses règles) et play (l'action de jouer et le plaisir de jouer). A la suite de cette définition, Nicolas Esposito, dans son explication d'appareil audiovisuel, reprend la notion d'élément électronique que nous avons vue dans la première définition de Bernard Jolivat avec des outils d'input (contrôleur, souris, clavier, …) et d'output (écran, haut-parleurs, …) mais il y ajoute un élément important: l'interactivité (ce qui distingue le jeu du film notamment).

 

Enfin, Nicolas Esposito ajoute la notion d'histoire, l'aspect narratif présent dans de nombreux jeux vidéo mais il précise d'emblée que certain jeu n'ont pas cet aspect (un jeu comme Tetris, par exemple, est pour lui un pure challenge abstrait).

 

D'autres auteurs, Chahi et Bredèche, insistent encore une fois sur le fait que "le terme 'jeu vidéo' définit à la fois la notion de jeu mais aussi le canal perceptif à travers lequel il […] reste encore perçu."[11] Donc nous retenons les deux notions essentielles reprises dans les trois définitions: le jeu et l'appareillage électronique.

 

Résumons-nous: un jeu vidéo serait donc une activité

  • avec un objectif (score, succès ou échec),

  • des règles,

  • dans un univers fictif c'est-à-dire quelque peu déconnecté de la vie courante ou au moins délimité dans le temps et l'espace,

  • qui offre du plaisir ou de la tension aux joueurs et joueuses,

et nécessitant un appareillage électronique avec lequel les joueurs et joueuses auront une certaine interactivité.

 

Il s'agirait maintenant de trouver un moyen d'organiser un peu l'ensemble des jeux qui correspondraient à cette définition.




[1]           HUIZINGA Johan, Homo Ludens - essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988, coll. Tel, p.58.
[2]           CAILLOIS Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1992, coll. Folio.
[3]           SALEN Katie et ZIMMERMAN Eric, Rules of Play, Game Design Fundamentals, MIT press, p. 80. (Traduction de Eric CHAHI, Nicolas BREDECHE, Le jeu vidéo, une œuvre systémique dans The Game/Le jeu dans Edit, n°7, décembre 2007 [en ligne] <http://www.edit-revue.com/?Article=195> consulté le 22 décembre 2011.
[4]          Cette notion est superbement mise en scène dans le film The Game de David Fincher en 1997 avec Michael Douglas où le héros se voit « embrigader » plus ou moins contre son gré dans un jeu grandeur nature.
[5]           BONENFANT Maude, La séparation du travail et du jeu, article du 17 novembre 2007 sur le blog du groupe de recherche HomoLudens   [en ligne] <http://www.homoludens.uqam.ca/index.php?option=com_myblog&show=La-separation-du-travail-et-du-jeu.html&Itemid=34> consulté le 22 décembre 2011.
Ici encore, le film The Game de David Fincher cité plus haut semble une excellente illustration de ce que dit Maude Bonenfant.
[6]           Un seul exemple, un gain record de 79.900 € sur le site de poker770 en juillet 2008  [en ligne] <http://www.conferencevirtuelle.com/P5805,CommuniquePresse.aspx> consulté le 22 décembre 2011.
[7]           Nicholas YEE dans une étude approfondie du jeu en ligne EverQuest reprend une réponse à son questionnaire d’une jeune femme de 30 ans : « Mon mari jouait à ce jeu toutes les nuits, toutes… les… nuits. Et quand il ne jouait pas il en parlait. [..] Il m’a encouragé à au moins essayer le jeu et je l’ai fait. Je n’aimais pas mais j’y ai joué. Cela nous a offert quelque chose à propos duquel parler ensemble, et, finalement, quand mon ordinateur est revenu [de réparation], il m’a demandé de m’ouvrir un compte. […] et je l’ai fait, comme cela nous pouvions partager du temps ensemble. C’était en août 9. Nous sommes en février 2001 et nous avons passé des HEURES, CHAQUE jour à jouer à ce fichu jeu. Mes doigst me réveillaient de mal en pleine nuit. J’avais mal au crâne suite aux innombrables heures passées à fixer l’écran.[…] Je hais ce jeu mais je ne peux m’empêcher de jouer. Arrêter de fumer n’a JAMAIS été aussi difficile que cela. » extrait de YEE Nicholas, The Norrathion Scrolls :A Study of EverQuest (version 2.5), 2001. (notre traduction).
[8]           Bernard JOLIVALT cité par Vincent BERRY dans BERRY Vincent, De Pong à World of Warcraft: Construction et circulation de la culture (vidéo)ludique. In: BROUGERE Gilles, La Ronde des jeux et des jouets
[9]           Dans les derniers développements des jeux vidéo, l'écran peut se limiter à une paire de lunettes…
[10]          Nicolas ESPOSITO, A Short and Simple Definition of What a Videogame Is (notre traduction)
[11]          Eric CHAHI, Nicolas BREDECHE, Le jeu vidéo, une œuvre systémique dans The Game/Le jeu dans Edit, n°7, décembre 2007 [en ligne] <http://www.edit-revue.com/?Article=195> consulté le 22 décembre 2011.

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